Pour Axe, il y avait quelque chose de magique à immortaliser un lieu, un moment, une idée, une histoire. Elle n’avait pas tout de suite accroché à la photographie, passant par diverses étapes, allant de l’inspiration aux longues périodes de vides, aux désarrois de photographies qu’elles ne trouvaient pas belles au regonflement de son ego lorsqu’elle pensait avoir créé un chef d’œuvre. Autant dire que la plupart du temps, il ne s’agissait que des divagations d’une pseudo artiste amatrice qui aurait aimé pouvoir en faire son métier. Elle avait eu du mal à accrocher à la photographie, principalement parce qu’elle avait mis un long moment avant de trouver l’angle qu’elle voulait montrer. La poésie des choses. Et aussi parce qu’avant d’obtenir un bon appareil photo, elle n’avait eu que des trucs qui ne tenaient pas la longueur, qui renvoyaient des images ternes et des couleurs délavées qui ne lui plaisaient pas du tout. Une fois que le matériel avait suivi ses envies, elle avait tout simplement arrêté de se prendre la tête et avait fait ce qu’elle désirait faire plus que tout – se perdre ailleurs, se trouver un coin où elle pourrait être chez elle, où elle pourrait se sentir à l’aise. Elle n’avait rien à fuir réellement dans la réalité : des parents aimants, de bonnes notes, des amis présents… Sauf qu’elle aimait se sentir dans sa bulle, dans son cocon, au milieu de ses photographies et de ses visions du monde, peut-être narcissiques et alors ? Elle était face à son désarroi, à son malaise, mais aussi face à ce qu’elle pouvait créer de plus beau, et c’était ce qu’il y avait de mieux. Il y avait eu des inspirations, bien sûr, personne ne peut faire quoi que ce soit ex nihilo, pourtant elle essayait de s’en démarquer, de trouver sa patte, sa touche.

Et aujourd’hui, elle allait rencontrer une artiste qui l’avait beaucoup marquée. Ce n’était pas spécialement le genre de moment qu’elle voulait saisir, mais il y avait une âme, quelque chose qui s’en dégageait, comme un sentiment, et c’était véritablement le plus dur à capturer. Elle l’avait suivie, de longs mois, et elle s’était un jour lancée, et avait commencé à commenter ses photos. De fil en aiguille, elles avaient eu de longues conversations et Axelle avait pu profiter de toutes les connaissances de cette photographe de talent. Elles avaient eu le temps de créer un lien amical assez curieux car une grande différence d’âge les séparait, mais Axe n’était pas certaine que l’âge faisait tout. Elles n’étaient pas devenues meilleures amies non plus, mais il s’agissait d’un des seuls liens qu’elle avait gardé vivant lorsqu’elle avait fui Portland. Effectivement, Emily-Rose était au courant pour l’accident de voiture de sa cousine, mais pas de la ‘fugue’ orchestrée par son amie, qui s’était bien entendu gardée de lui en parler. Elle lui avait simplement appris qu’elle débarquait à Seattle pour des raisons professionnelles et qu’elle serait absolument ravie de concrétiser cette amitié virtuelle par une rencontre dans un café. Et honnêtement, ça lui changerait bien les idées au passage… L’ingénieure avait emporté avec elle quelques clichés au cas où la conversation dériverait là-dessus. Axelle était énormément pudique à ce propos et même si elle en avait déjà montré quelques-uns à Em, elle n’avait pas non plus fait étalage de tout ce qu’elle savait faire, toujours un peu honteuse de ce qu’elle réalisait.

Alors voilà, elles avaient rendez-vous. La jeune femme avait choisi le Starbuck, un lieu d’histoire qu’elle avait envie de découvrir et qu’elle n’avait pas encore eu le temps de visiter depuis son arrivée à Seattle. Elle trouvait qu’il s’agissait d’une bonne occasion et elle était arrivée en avance histoire d’avoir une place sûre et certaine. Après vingt minutes d’attente ou presque, elle avait réussi à obtenir une place plutôt sympathique, qui donnait sur la rue. Au moins pouvait-elle attendre Emy tranquillement, en train de bouquiner. Elle lui envoya rapidement un sms au moins pour la prévenir qu'elle était bien arrivée.

« Salut Axelle. Ca va ? » Un large sourire s’épanouit sur les lèvres de la jeune femme, sincèrement heureuse de découvrir en chair et en os son amie. Axe était intimement persuadée qu’on ne s’attachait pas à un physique ni à des mimiques mais bien à une personnalité – sauf qu’avoir une relation en ligne était bien différente qu’une relation réelle. Quand on était derrière un ordinateur, on avait le temps de réfléchir à ce qu’on voulait dire, de corriger ses phrases, ses mots, on pouvait aussi partir cinq minutes faire un tour pour se calmer, ce qui était beaucoup plus complexe quand on discutait avec quelqu’un en face. Du coup il y avait forcément un peu de nervosité avant de rencontrer une personne de ce genre – est-ce qu’elles trouveraient quoi dire ? Est-ce qu’elles auraient des atomes crochus, autant que sur Internet ? Et il y avait toujours un risque que ça ne se passe pas correctement et donc qu’une belle amitié en ligne s’éteigne à cause d’une rencontre moins bonne… Enfin, de toute manière, il était trop tard pour faire demi-tour et Axelle était plutôt du genre fonceuse. Les choses arrivaient pour une raison. Donc si elle devait rencontrer en réalité Emily, elle la rencontrerait quoi qu’il arrive. Donc, autant se parer d’un franc sourire, d’une aura de bonne humeur, et allons-y. « Super, merci, et toi ? Je suis ravie de te voir. J’ai déjà commandé, mais je t’attends ici le temps que toi tu le fasses, ça te conviendrait ? Et après on a beaucoup de choses à se dire, s’esclaffa-t-elle en regardant le petit ventre de son amie qui s’arrondissait déjà. » Axe se rassit, attendant que les employés du Starbuck appellent son prénom pour aller chercher sa commande. Enfin, le temps qu’Emily fasse son choix elles avaient encore quelques minutes pour bavarder. Le nœud de stress se dénoua légèrement dans son ventre quand elle comprit qu’elle était à l’aise avec son amie.

« Ca va toi ? Tu sais j’aurais pu venir te voir chez toi si c’était pas top de te déplacer. Je n’y ai pas vraiment réfléchi. En tout cas si t’es fatiguée ou quoi que ce soit, tu cries et j’appelle un taxi tout de suite pour qu’on rentre chez toi, ok ? » Emily ne lui avait pas vraiment parlé de ses derniers soucis de santé, mais l’ingénieure savait qu’elle en avait eu, ce qui était suffisant pour elle pour s’inquiéter de son état de santé. La grossesse avait toujours été un souci dans leur société – il paraîtrait que les humains étaient les mammifères les moins à même de donner naissance à leur progéniture. Il était ironique de se dire que finalement, c’était eux la ‘race dominante’ actuellement sur Terre. Mais du coup elle ne prenait pas du tout cette maladie ? non, elle ne pouvait pas dire ça, cet état très au sérieux. Les femmes et les enfants risquaient beaucoup et elle en avait pleinement conscience. D’ailleurs c’était une des raisons pour laquelle elle craignait beaucoup d’avoir des enfants. Enfin, heureusement pour elle, ce n’était pas vraiment d’actualité.

Axelle est tout de suite rassurée lorsqu’elle se rend compte que son sourire s’étend jusqu’aux lèvres de son amie. Elle a un bon pressentiment malgré ses premiers questionnements. De toute manière, c’est ce qu’il y a de bien avec l’idée de se prendre un café, c’est que l’une ou l’autre peut rapidement s’éclipser si jamais la rencontre tourne au fiasco – même qu’elle a un atout en plus, et il se trouve dans son ventre ! « Je vais bien. Du moins, bien mieux qu’il y a quelques semaines. – Oui j’imagine… » Leur rencontre n’avait été rendue possible que parce que la petite chose qui grandissait dans son ventre était d’accord avec ça. Emily expliqua qu’elle allait commander quelque chose pour revenir ensuite. Pour tout dire, la jeune femme n’était pas spécialement à l’aise avec les enfants et encore moins avec les femmes enceintes, mais elle faisait un effort pour son amie – et aussi parce que ça ne la dérangeait pas de parler de ça (enfin pas trop) simplement elle se sentait toujours de trop. Elle ne savait pas vraiment quoi dire, de quoi parler, et elle n’était pas sûre d’être intéressée par la maternité, mais bon. Une conversation ça ne se tenait pas tout seul et elle était contente de voir ses amis l’écouter déblatérer sur ses propres sujets, alors elle était toujours à l’écoute en retour.

« Tu veux goûter ? lui proposa-t-elle. – Tu parles à une grande gourmande alors je ne vais pas refuser. » Elle attendit que la jeune femme ait déjà terminé de goûter avant de ce sujet sur ce qui semblait être un cheesecake. Elle n’avait pas spécialement faim mais elle aimait toujours goûter et puis quand c’était si gentiment proposé… « Juste un peu car je ne veux pas priver bébé de nourriture. » Heureusement, Em la rassura en lui indiquant qu’elle allait très bien désormais. « Tu sais, si j’ai accepté de sortir, c’est parce que j’en avais marre d’être coincée à la maison à passer des heures dans le lit devant la télévision. Alors, maintenant que mon décollement placentaire est de l’histoire ancienne, que je ne risque plus de perdre mon bébé, il va te falloir attendre quelques heures avant de parvenir à me réexpédier chez moi. – Tu es sûre que ça ne risque pas de revenir si tu fais trop d’efforts ? Je n’y connais rien je dois t’avouer. Et moralement, ça va ? Toujours au top avec ton chéri ? » L’ingénieure n’avait pas l’habitude de parler de sujets qu’elle ne maîtrisait pas – et ça la mettait toujours dans une situation un peu délicate. Surtout que si elles parlaient beaucoup sur internet, ces dernières semaines avaient été mouvementées pour l’une comme pour l’autre et certaines bribes d’informations manquaient de part et d’autres. Etonnamment, la notion de décollement placentaire – au-delà de lui soulever le cœur à l’idée que quoi que ce soit qui ne devait pas se décoller se décollait – ne l’inquiétait pas plus que ça. Elle avait une confiance aveugle en la médecine, et même si une fausse couche n’était jamais agréable à vivre, si une femme en vivait une c’était généralement parce que le corps comprenait que le bébé ne serait pas viable ou en tout cas que leur colocation de neuf mois était dangereuse. C’était affreux, horrible à vivre, elle n’en doutait pas une seconde, mais Axelle avait toujours eu cette approche plutôt… naturelle de la médecine. Même si ça ne plaisait pas à beaucoup de monde – et c’était aussi pour ça qu’elle évitait de trop étaler ses pensées à ce propos. Surtout avec une demoiselle enceinte. « Et toi ? Quelles sont les nouvelles ? Tu emménages définitivement à Seattle à ce que j’ai cru comprendre ? La ville te plaît ? – Définitivement je ne sais pas encore… Je dois t’avouer que je prends encore mes marques, mais la ville me plait bien. J’ai trouvé une chouette colocataire, l’appartement est classe et spacieux, bref je m’attendais pas à tant de bonnes choses en arrivant ici… J’ai commencé à bosser ici et là en freelance. A la base j’étais venue sur Seattle pour revoir quelqu’un, je ne sais plus si je t’en avais parlé… A voir comment se déroule cette partie-là du puzzle avant de me voir m’implanter réellement ici. »